Un peu de lecture dissonante (et pas trébuchante)
Thomas Piketty :
« L’entrée de l’Ukraine dans l’UE doit être l’occasion de formuler des normes strictes garantissant le pluralisme sous toutes ses formes »► Afficher le texte
Les réflexions autour de l’intégration de l’Ukraine à l’Union européenne doivent mener l’UE à revoir ses standards pour qu’elle devienne enfin le club démocratique « quasi parfait » qu’elle prétend être, défend l’économiste dans sa chronique.
L’entrée possible de l’Ukraine dans l’Union européenne [UE] est-elle une bonne idée ? Oui, mais à condition de reformuler par la même occasion le projet européen. Pour résumer, cela doit être l’occasion de redéfinir l’UE comme une communauté politique au service de l’Etat de droit et du pluralisme démocratique, et de sortir de la religion économique du libre-échange et de la concurrence comme solution à tous les problèmes, qui a dominé la construction européenne depuis plusieurs décennies.
Si la défense de l’Ukraine face à la Russie a une importance vitale, c’est d’abord pour des raisons politiques et démocratiques. Contrairement à son voisin russe, l’Ukraine respecte les principes de la démocratie électorale, de l’alternance démocratique, de la séparation des pouvoirs et du règlement pacifique des conflits.
L’entrée de l’Ukraine dans l’UE doit être l’occasion de formuler des normes strictes garantissant le pluralisme sous toutes ses formes, pour ce qui concerne aussi bien l’organisation de la vie électorale (avec des législations enfin ambitieuses sur le financement des campagnes et des partis) que la régulation des médias (avec de solides garanties d’indépendance pour les rédactions et un réel partage du pouvoir entre journalistes, citoyens et actionnaires publics et privés).
L’Europe aime se présenter au monde comme un club démocratique quasi parfait, un phare pour la planète. Or, si la pratique de la démocratie électorale y est plus avancée par certains côtés que dans d’autres parties du monde, ses soubassements institutionnels n’en restent pas moins fragiles et incomplets. L’enjeu n’est pas seulement de défendre la transparence à Kiev et de remettre en cause la mainmise politique des oligarques ukrainiens sur les élections et les médias, mais également de réduire le pouvoir des oligarques français, allemands, italiens, polonais ou maltais et de promouvoir dans l’ensemble de l’UE de nouvelles formes de participation politique plus démocratiques, pluralistes et égalitaires, à l’abri des puissances d’argent et des intérêts privés.
L’adoption de standards démocratiques européens plus ambitieux doit également être l’occasion de sortir de la religion économique libre-échangiste et concurrentialiste qui a tenu lieu de philosophie européenne depuis l’Acte unique de 1986 et le traité de Maastricht de 1992.
Concrètement, pour éviter que l’entrée de l’Ukraine dans l’UE ne provoque de nouveaux dégâts sociaux et environnementaux, notamment du fait d’une concurrence exacerbée dans les secteurs agricole et industriel, il est indispensable d’agir simultanément sur deux fronts. Il est tout d’abord indispensable de tout faire pour constituer au plus vite au sein de cette UE élargie un noyau dur de pays prêts à adopter à la majorité des normes sociales, fiscales et environnementales plus strictes. Cela peut passer par exemple par le projet de traité de démocratisation de l’Europe, avec la constitution d’une Assemblée européenne issue des Parlements nationaux des pays prêts pour une intégration renforcée. D’autres solutions sont envisageables, à condition que cela puisse se faire avec un petit nombre de pays volontaires, sans blocage possible par les autres pays.
Ensuite, en attendant la constitution d’un tel noyau dur, et aussi afin de compléter durablement son action, il est indispensable que chaque pays se redonne les moyens de fixer des conditions à la poursuite des échanges avec les autres pays, y compris avec ses partenaires européens.
Un exemple particulièrement clair concerne le dumping fiscal. Outre qu’il comporte de multiples échappatoires, le problème du taux minimal de 15 % sur l’impôt sur les sociétés négocié au niveau de l’OCDE et de l’UE est qu’il est ridiculement bas. Compte tenu des règles d’unanimité en vigueur, cela n’est pas près de changer.
La façon la plus simple de débloquer la situation passe par une action unilatérale. Par exemple, si un pays comme la France considère que le taux adéquat de taxation des profits est (mettons) de 30 %, alors il peut très bien décider que les importations en provenance de pays où le taux est inférieur devront payer la différence lors de la commercialisation des biens et services sur son territoire. Comme l’a montré l’Observatoire européen de la fiscalité, une telle mesure rapporterait 39 milliards d’euros de recettes à la France, c’est-à-dire des moyens considérables pour investir dans la santé, l’éducation ou les transports.
Les adeptes du dumping généralisé crieront au protectionnisme, mais la vérité est que cela est totalement différent : il s’agit simplement de faire payer aux entreprises exportant des biens et services en France le même taux que celui acquitté par les producteurs basés sur ce territoire, ce qui aurait dû être considéré depuis longtemps comme une condition minimale de commerce équitable.
La même logique peut s’appliquer aux normes sanitaires ou aux émissions carbone. Rappelons à ce sujet que le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières adopté par l’UE en 2022 a été calibré pour rapporter à peine 14 milliards d’euros par an d’ici à 2027, soit l’équivalent de droits de douane inférieurs à 0,5 % du total des importations extra-européennes entrant dans l’UE (et à peine plus de 2 % du total des importations chinoises). Disons-le clairement : pour avoir un impact significatif sur les flux commerciaux entre l’Europe et le reste du monde, il faudrait que les montants soient multipliés par dix ou vingt. Là encore, seules des actions unilatérales permettront de sortir de l’impasse actuelle.
C’est en se redonnant des marges de manœuvre sur le plan social et économique que l’on pourra convaincre l’opinion de l’opportunité d’un nouvel élargissement européen, sur la base de valeurs démocratiques partagées et non pas d’une religion économique libérale profitant aux plus riches et éloignant toujours davantage les classes moyennes et populaires de l’idéal européen.
Thomas Piketty est directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Ecole d’économie de Paris.