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30/03/2020
Patrick Zylberman « Tout cela entraîne une anxiété et des réactions étranges »
PAR OLIVIER
BERGERoberger@lavoixdunord.fr Patrick Zylberman, historien de la santé. PHOTO GALLIPrevious
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De tout temps, les épidémies et autres pandémies ont effrayé et mis à rude épreuve les humains. Le coronavirus n’échappe pas à la règle, même si on ignore encore l’étendue des dégâts sur nos sociétés. Décryptage avec l’historien de la santé Patrick Zylberman (1).
Quels impacts peuvent avoir une crise comme celle du coronavirus ?
« Le passage d’une épidémie de grande ampleur comme celle d’aujourd’hui peut constituer une triple crise, sanitaire, économique et géopolitique. Nous ne sommes qu’au milieu du gué et il est difficile de savoir si cette crise sera plus compliquée à gérer que le simple passage d’une grippe saisonnière. Les conséquences ne dépendent pas seulement du nombre de morts. Même compte tenu des bilans en Chine ou en Italie, la morbidité (le pourcentage de malades) et la mortalité de ce coronavirus sont bien inférieures à la grippe saisonnière qui peut aller jusqu’à 18 000 décès en France. Et je ne parle pas de la grippe espagnole et ses 50 millions de morts en 1918-1919. »
– Si l’on remonte au Moyen Âge, la grande peste noire fit des ravages considérables…
« Avant la vague de peste de 1348, la société est en surpopulation avec des salaires très bas et des revenus fonciers très élevés provoquant un déséquilibre entre travailleurs et propriétaires. Après le passage de la peste, qui fauche 30 à 60 millions d’Européens sur environ 80 millions d’habitants, se produit un complet remaniement du paysage socio-économique. La sous-population et le manque de bras entraînent l’augmentation des salaires et la rente est en chute libre. Le moment de gloire du bacille de la peste est un moment de gloire de l’ouvrier. Elle entraîne aussi des avancées technologiques. Avec le manque de bras, on crée des machines, le moulin à eau, la presse à imprimer… Pour certains historiens, cet épisode est un préalable à la Renaissance. »
– Comment le monde s’est-il relevé de la grippe espagnole de 1918-1919 ?
« Paradoxalement, malgré ses 50 millions de morts – plus que la Première Guerre mondiale (18,6 millions) –, la grippe espagnole n’a eu aucun effet sur la société. Il y eut un choc économique, mais l’épidémie passée, les affaires repartirent en 1921. Les sociétés, déjà traumatisées par la guerre, oublient le choc de la grippe pandémique. Comme dit Nietzsche, l’oubli est indispensable à la volonté de vivre . Cela dit, la grippe espagnole fut une grippe spéciale. Au lieu de s’attaquer aux extrémités de la vie, les tout-petits et les personnes âgées, elle a pris des gens entre 15 et 40 ans, fait incompréhensible et toujours inexpliqué. »
– Quelle épidémie a provoqué le plus de craintes chez les populations ?
« Le choléra a fait très peur à son arrivée en Europe, en 1832, et tua 30 000 personnes à Paris. Il tuait facilement et de manière sale car c’est une maladie intestinale. Dans Le Hussard sur le toit de Giono, il y a des descriptions extraordinaires et très réalistes. Le XIX e siècle est alors le théâtre d’une bataille des idées entre les contagionnistes et les anti , qui pensaient que les infections ne passaient pas par les personnes mais par la production de miasmes comme une maladie de l’environnement. Koch prouvera le contraire (identification du bacille en 1884). Et la question pour la grippe ne sera réglée qu’en 1889-1891. »
– Des épidémies peuvent-elles avoir des effets politiques ?
« La variole a été une très grande tueuse. Elle fut éradiquée en 1980 après une bataille de vingt ans. Ce fut une affaire entre les États-Unis pour la direction et l’URSS pour la fabrication du vaccin, lors d’une période de dégel. Une campagne mondiale gratuite de vaccination fut lancée, notamment en Inde. C’est un grand épisode méconnu de la guerre froide. Pour les États-Unis, il s’agissait d’exister dans le tiers-monde délaissé et pour l’Union soviétique de consolider sa puissance. Tout cela n’a pas empêché les Soviétiques de lancer un programme secret de militarisation des virus en 1974. On ne sait d’ailleurs pas très bien ce qu’il est devenu… »
– Comment la Chine, montrée du doigt avec le coronavirus, tente-t-elle d’inverser la tendance ?
« La Chine doit aussi faire oublier ses tricheries de 2003 où elle avait caché l’épidémie de SRAS pendant quatre mois. Au début du coronavirus, il y avait une méfiance vis-à-vis de Pékin. Depuis, la Chine fait des efforts de communication scientifique. Elle distribue des masques dans le monde entier. Sans les États-Unis, en retard dans la crise, elle joue son rôle de leader, de premier pays à avoir ralenti la maladie. »
– Comme pour la chirurgie de guerre, quels types de progrès en médecine ont apporté les épidémies ?
« Incontestablement, la vaccination, notamment pour la variole en 1798 et les grippes. Nos prédécesseurs se trouvaient sans défense face au virus grippal, celui de 1918-1919 ne fut découvert qu’en 1933. Il n’existait ni vaccin ni antiviraux, même pas d’antibiotiques. Les malades furent en fait une minorité à mourir de la grippe. Affaiblis, ils tombaient souvent de surinfection bactérienne, provoquant des pneumonies, des broncho-pneumonies, voire la tuberculose. »
– Découvre-t-on de plus en plus rapidement les virus et les vaccins ?
« Le virus du SRAS, en 2003, a été découvert en quelques semaines. Aujourd’hui, l’ARN (acide ribonucléique) permet d’identifier très rapidement la formule génétique d’un virus. Début janvier, les scientifiques chinois ont pu communiquer. Pour autant, on ne peut pas accélérer les processus naturels. Attendre qu’un germe soit testé sur des œufs, ça peut prendre des semaines. Puis, il y a les essais cliniques sur les animaux, les humains… »
– Comment est-on passé de la quarantaine au confinement ?
« Pour une quarantaine, on enferme dans un périmètre clos des gens asymptomatiques. Parmi eux, certains sont contagieux, d’autres pas. Au lieu de contenir le mal, on le propage. Les villes italiennes du XIV e siècle érigeaient des palissades. Bien sûr, ces barrages étaient incapables de stopper la contamination. On voit encore des failles aujourd’hui en Italie et en France. Comme à la gare Montparnasse lors de l’annonce du confinement, où on a vu les voyageurs s’entasser dans les trains pour quitter Paris et partir en province… Le confinement individuel des gens en bonne santé peut être efficace s’il dure un certain temps. Dans les épidémies anciennes, on faisait l’inverse en plaçant les malades en quarantaine qui mouraient chez eux et on mettait des pancartes d’avertissement sur les habitations. »
– Combien de temps un confinement doit-il durer ?
« C’est un chiffre pratiquement impossible à donner, plus de quinze jours en tout cas. Ce confinement est inédit, à part en 2003 en Asie, dans le Pacifique et l’Ontario. Les gens avaient été amenés à faire attention pour ralentir l’épidémie et ça avait fonctionné. Mais il ne se suffit pas en lui-même. Il faut aussi soutenir l’effort hospitalier en faveur des gens très malades. »
– Pourquoi ces maladies provoquent-elles autant de peurs ?
« La peur est multiforme. Il y a celle qui rend prudent et celle qui pousse à l’imprudence, comme confisquer des masques qui n’empêchent pas la contagion mais pourraient manquer aux soignants. On n’a plus confiance en personne, on pense que les dirigeants, les experts sont incompétents. Tout cela entraîne une anxiété et des réactions étranges, comme ces rayons dévalisés et cette énigme du rush vers le papier toilette… »
– La dramatisation politique participe-t-elle de cette anxiété ?
« Emmanuel Macron cherchait à mobiliser la population, mais selon moi, il n’aurait pas dû répéter nous sommes en guerre . Nous ne sommes pas en guerre. La guerre, ça tue des jeunes hommes et ça rend les femmes malheureuses. Il aurait dû énumérer les mesures d’un ton sec : Voilà ce qu’on risque, voilà ce qu’il faut faire. Cela aurait empêché les comportements ridicules et perturbateurs. »1. Patrick Zylberman est professeur émérite d’histoire de la santé à l’École des hautes études en santé publique. Il a été membre de la commission spécialisée maladies transmissibles du Haut Conseil de la santé publique de 2009 à 2016. Il est notamment l’auteur de « Tempêtes microbiennes » (Gallimard, 2013).