Hors ligneMessageCasim' » dim. 1 janv. 2017 17:14
Déformations patronymiques et haine virale
La transformation patronymique est une stratégie courante et ancienne de l’extrême droite consistant à marteler une version déformée de la réalité, afin qu’elle finisse par s’y substituer dans le plus grand nombre d’esprits possible. Derrière la déformation, il y a, en l’occurrence, la volonté de défranciser, d’exclure de la communauté française, de jeter le doute sur les origines et de rendre celles-ci aussi obscures qu’inquiétantes.
Barbariser les origines
Dans les années 1930, le président fondateur de la Ligue internationale contre l’antisémitisme (LICA, actuelle LICRA), le journaliste Bernard Lecache, fut la victime régulière d’un tel procédé, lui qui ne s’était donné que la peine de naître à Paris, en 1895, de parents d’origine ukrainienne. L’homme parlait aussi peu l’ukrainien que l’hébreu ou le yiddish ; il était le défenseur acharné de la République française et de l’assimilationnisme mais qu’importe : pour les ultra nationalistes, on n’est jamais assez Français. Qu’on en juge à travers ce florilège sélectif à son sujet, constitué à partir de diverses publications d’extrême droite sur la période 1933-1939 : « le Juif Lifschitz dit Bernard Lecache », « le Galicien Lecachinski », « Bernard Lecachir », « le dénommé Lecasch, dit Lecache (certainement Nakache), issu d’un quelconque ghetto polonais », « Lekah-Lifchitz, dit Lecache », « Binhas Nakache », « le Juif Belzebuth Nakach », « Rabindranath Macache », « le Juif Lekaatz », « Lipschitz-Lecache », « Le Kah », « Berké Lekah », « Lecache dont le nom véritable est Lekah ou Lipschutz », « Lekah », « Lekache », « Nakasch, ou Lipschuets ».
La barbarisation des origines jette ainsi le trouble, autorise l’agression et l’exclusion. Il n’est d’ailleurs pas anodin de retrouver certaines de ces déformations dans des rapports de police de cette époque, signe de la portée, consciente ou inconsciente, d’une telle stratégie.
Une technique récurrente
L’historien Pierre Birnbaum a montré comment Léon Blum et Pierre Mendès France avaient été victimes de tels procédés à des fins similaires (Un mythe politique : la « république juive », Gallimard, 1988). Léon Blum était notamment surnommé « Karfunkelstein », « Karfurhelstein », « Finkelstein » ou « Karrefouceschtang ». Quant à Pierre Mendès France, il devenait, avec beaucoup d’inventivité, « Mendès Palestine », « Mendès Jérusalem » ou encore « Mendès Égypte ».
Concernant une période plus récente encore, un article de la revue Mots (mars 1999, article d’Alice Krieg), évoquait les « noms propres malmenés » et les « patronymes retravaillés » par la presse d’extrême droite et citait notamment les cas de Simone Veil, devenant « Shimone Veil » (Rivarol, 20 mars 1998), ou encore d’André Glucksmann, plus subtilement changé en « André Glücksmann » (idem).
De manière concomitante, les propagandistes n’ont pas ménagé leur peine pour qu’à la barbarisation implicite (car la judaïsation ou l’islamisation d’un nom n’a rien en soi de barbare) du nom corresponde une diabolisation physique par la caricature ou le montage photographique. Le poids embrigadant des mots, la fascination par l’image. La propagande donc.
Du caniveau à l’argumentaire de campagne
L’islamisation d’Alain Juppé et de François Fillon («Ali Juppé », « Farid Fillon »), qui laisse imaginer de multiples autres détournements possibles dans le cadre de cette campagne présidentielle et au-delà, constitue une forme d’actualisation de ce processus de barbarisation dont l’impact doit être souligné. Lecache, Blum ou Mendès France étaient juifs : accentuer leur « hébraité » demandait peu d’efforts aux propagandistes. La dimension virale des inventions grossières qui circulent aujourd’hui, et qui véhiculent les idées de trahison nationale et de collusion avec l’islamisme et le djihadisme, est particulièrement grave.
On parle de propos de caniveaux. On pourrait tant autant songer à la cour de récréation, creuset incroyablement imaginatif pour détourner les noms de camarades, appréciés ou non. C’est aussi dans ce registre plus enfantin que puisent avec perversité l’inspiration de ceux qui manipulent de manière détestable les identités patronymiques, culturelles et politiques de leurs cibles, en les retranchant de la nation française voire de l’humanité commune.
Il est urgent de tenir pour ce qu’ils sont ces articles de propagande qui enflamment les réseaux sociaux : de la haine à l’état pur. Il y a des lois contre cela. Les contenus volent bas, d’inspiration apparemment potache. Les effets sont délétères, d’autant que continue d’infuser, par le biais de ces attaques, l’amalgame musulman-terroriste, comme infusait, dans les années 1930, celui du Juif-parasite. « Amalgame » : terme qu’il conviendrait justement de réhabiliter pour ne pas laisser la mal nommée (car d’appellation trop réductrice) « fachosphère » statuer à la fois sur le vocabulaire et les identités.
Parler à un con, c'est comme se masturber avec une râpe à fromage : beaucoup de souffrance pour peu de résultat. Pierre Desproges.