Le Monde a écrit :100 000 morts du Covid-19 en France : ferons-nous en sorte que le monde d’après ne permette plus une telle tragédie ?
Par Hervé Morin
Publié hier à 03h22, mis à jour hier à 18h25Lecture 5 min.
Le bilan de l’épidémie dépasse désormais le seuil de 100 000 décès, selon les dernières données diffusées par les autorités sanitaires. Ce chiffre invite à interroger la façon dont elle a été gérée en France et à en tirer des leçons.
Analyse. Pourquoi s’attacher, comme à un fétiche, à une date ou à un chiffre, alors qu’un désastre est en cours, jour après jour, mort après mort, depuis plus d’un an ?
100 000 personnes au moins sont mortes du Covid-19 en France. Paradoxalement, énoncer l’énormité de ce chiffre, c’est d’abord souligner, comme le répète l’épidémiologiste Dominique Costagliola, dont les nombres sont le métier, que derrière eux, « il y a des gens ». Que la routine des bilans quotidiens, hypnotique puissant et morbide, ne doit pas nous insensibiliser sur les drames humains qu’ils recouvrent : un être qui s’éteint – même vieux, même fragile, même gros, est-on tenté de rappeler face au cynisme qui affleure parfois –, c’est une famille et des proches en deuil, une équipe médicale en échec, une mémoire et une promesse qui disparaissent.
Noter que 100 000 personnes sont décédées ici, c’est s’interroger sur l’origine de ce désastre planétaire : un virus, particule inanimée, émerge en Asie, et c’est chacune de nos vies qui se retrouve prise en otage. Que le SARS-CoV-2 ait une origine « naturelle » et nous ait atteints en raison d’une promiscuité indue avec les chauves-souris, ou qu’il ait « fuité » d’un laboratoire, la conclusion n’est pas si différente : se faire maître et possesseur de la nature implique des responsabilités, qu’il convient d’endosser pleinement – qu’il s’agisse de climat, de biodiversité, ou d’un agent microscopique.
Arrogance et « génie français »
Souligner que 100 000 personnes sont mortes en France, c’est se demander s’il aurait pu en être autrement. Au 12 avril, selon les données de l’université Johns Hopkins, rapportée à la population, la mortalité cumulée par Covid-19 dans notre pays est 8 % supérieure à celle de la Suède, tandis que celles du Brésil, des Etats-Unis et du Royaume-Uni sont respectivement, 14 %, 16 % et 28 % plus élevées. Mais elle est chez nous 55 % plus forte qu’en Allemagne, les Australiens sont proportionnellement quarante fois moins décédés du Covid-19 que les Français, et les Néo-Zélandais 270 fois moins…
L’arrogance que d’aucuns nous prêtent aurait-elle quelque fondement ? Quand le « génie français » regardait l’Italie se débattre avec le virus, début 2020, comme s’il s’agissait d’un pays sanitairement arriéré. Quand nous avons fait de même un an plus tard, face au Royaume-Uni confronté à son variant, sans en tirer plus de leçons pour nous-mêmes.
Dire que 100 000 personnes sont mortes, c’est questionner la place de la science en France. Suffit-il d’avoir quelques champions pharmaceutiques guidés en partie par une logique de profit, des instituts comme celui légué par Pasteur où l’on cultive les « esprits bien préparés », pour être à l’abri ? La preuve est faite que non.
Que la recherche fondamentale – avec parfois un soupçon de chance – est le pilier des découvertes, et que ne pas miser sur elle, comme les gouvernements et les entreprises ont oublié de le faire depuis des années, a été une erreur majeure. Les vaccins, si précieux aujourd’hui, n’ont pas été développés en un an, un record inimaginable hier, mais sont le fruit de décennies de recherche, a rappelé Anthony Fauci, le « M. Covid » américain.
Déplorer la mort de 100 000 personnes, c’est constater une nouvelle fois que la santé publique est le parent pauvre de la médecine. Prévenir plutôt que guérir : chacun connaît la sagesse du propos, mais qu’était-il advenu de nos stocks de masques ? Pourquoi tant de lits hospitaliers ont-ils été fermés ces dernières années – quand bien même, face à une marée épidémique, les places en réanimation finissent toujours par être insuffisantes ? Pourquoi ne dispose-t-on toujours pas d’une stratégie « tester-tracer-isoler » et d’un contrôle des voyageurs dignes de ce nom ? Pourquoi ignore-t-on les avis des épidémiologistes quand ils énoncent une réalité toute bête : on combat plus efficacement un phénomène exponentiel à ses débuts, quand la courbe est plate ou presque.
Un chiffrage déjà dépassé
Constater que 100 000 de nos concitoyens sont décédés, c’est aussi ouvrir les yeux sur une réalité cruelle : nous ne sommes pas égaux face au Covid-19. Il tue plus dans les quartiers défavorisés, dans les habitats petits et surchargés, parmi les travailleurs de première et de seconde lignes, là où les comorbidités sont prévalentes, où la médecine peinait déjà à atteindre et à protéger les plus fragiles.
Faire ce bilan, c’est se demander aussi si le « quoi qu’il en coûte » d’Emmanuel Macron n’a pas touché ses limites quand l’économique et le sanitaire ont été opposés – alors qu’« ils se complètent », a plaidé le conseil scientifique –, et si la valeur conférée à la vie humaine a pu alors en pâtir.
Se retourner sur ces 100 000 morts « officiels », c’est avoir conscience que ce chiffrage est déjà dépassé, et néglige les victimes invisibles du Covid-19, engendrées par les déprogrammations, les retards au diagnostic et à la prise en charge, notamment pour les cancers ou les maladies cardiaques et circulatoires – représentant respectivement 30 % et 25 % des quelque 600 000 décès enregistrés chaque année en France.
C’est ne pas oublier non plus le cortège de drames causés par ailleurs par cette épidémie. Les survivants affaiblis, les infectés souffrant de Covid-19 long, les victimes de la crise économique et sociale, tous ceux dont la santé mentale vacille, les soignants marqués par ces vagues sans fin.
Rendre hommage à ces 100 000 morts, c’est aussi s’interroger sur nos responsabilités individuelles, sur nos postures. Le respect des mesures de distanciation et de confinement, le renoncement à certaines libertés fondamentales, l’amputation de notre vie sociale, ont sauvé des centaines de milliers de vies, si on se réfère aux bilans dessinés par les modélisations en cas d’inaction.
Mais avons-nous fait assez, chacun à sa place, pour respecter des consignes qui se résument à des préceptes simples : réduire les contacts interindividuels diminue mécaniquement la circulation du coronavirus.
Doit-on attendre des injonctions venues d’en haut pour s’y conformer ? Peut-on tergiverser face à la protection vaccinale, dès lors que la supériorité du rapport bénéfice/risque de celle-ci est assurée – surtout en tant que soignant ? Constater les carences du politique (et elles n’ont pas manqué) nous dédouane-t-il de renouer avec le sens du collectif ?
Saluer la mémoire de ces 100 000 personnes disparues, tout en redoutant les morts encore à venir, c’est enfin se demander ce que nous ferons, en tant que société, dans quelques mois, quand la tempête sera passée, et que nous aurons touché l’autre rive de cet océan démonté. Les oublierons-nous ? Ou ferons-nous en sorte que le monde d’après ne permette plus une telle tragédie ?